mercredi 18 janvier 2012

Texte de Fiasse


LES INCOGNITOS DU PARDON AU NIVEAU JUDICIAIRE, LA JUSTICE RÉPARATRICE Gaëlle Fiasse



Il n’est pas rare de constater que le thème de la justice fasse obstacle à celui du pardon. Bien que ce point ait déjà été abordé à propos du déliement de l’action, il convient d’approfondir le rapport du pardon et de la justice vu l’ampleur des débats attenants à cette problématique. Les questions de l’opinion commune, lorsque le thème du pardon entre en scène, sont les suivantes. Est-ce que pardonner signifierait oublier ? Effacer l’injustice commise ? Si le pardon est possible, conduit-il à penser que l’auteur des crimes ne doit pas être jugé ? De telles questions peuvent surprendre, mais elles ne sont pourtant pas si loin des débats qui ont entouré les écrits de Vladimir Jankélévitch, puisque lui-même liait au thème de l’impardonnable, la déclaration d’imprescriptibilité des crimes par rapport à la Shoah, l’autorisation de poursuivre indéfiniment les auteurs de ces crimes immenses. Cependant, n’est-on pas dans deux registres tout à fait différents ? D’un côté le travail de justice, de l’autre la question du pardon qui ne peut engager que chaque personne individuelle, dans son histoire. Il faudrait donc distinguer d’un côté les règles de justice qui concernent aussi le bien commun, de l’autre le for intérieur. Comme l’exprime Ricoeur, ce sont des personnes qui pardonnent à des personnes, non des tribunaux. La faute s’avère impardonnable de droit. L’infraction des règles communes conduit au punissable. Si le pardon consiste à ne pas punir, il s’avère impossible dans le cadre institutionnel, car il conduirait à lever la sanction punitive, autrement dit « à ne pas punir là où on peut et où on doit punir ».
Le pardon créerait de l’impunité, ce qui serait une grande injustice. C’est pourquoi, Ricoeur prend garde de distinguer le pardon de l’amnistie. L’amnistie appartient à l’instance politique et elle apparaît comme une antithèse du pardon, puisqu’elle est un oubli, alors que le pardon requiert la mémoire. Toutefois, Ricoeur ne manque pas non plus de parler de ces incognitos du pardon, selon l’expression de Klaus Kodalle, autrement dit d’un esprit de pardon au niveau judiciaire.

Bien que l’auteur fasse souvent référence au problème des génocides, il n’ignore pas que pour arriver à circonscrire un sujet, il est préférable de ne pas commencer par les situations limites qui touchent à l’injustifiable, l’irréparable, l’imprescriptible, voire l’impardonnable. Il suggère donc de ne pas garder à l’esprit les crimes extrêmes, mais de revenir aux crimes de droit commun. En aucun cas, il ne minimise le devoir de la justice. Le pardon ne doit pas être institutionnalisé, car il conduirait à de l’impunité, mais il peut néanmoins s’exprimer sous un autre mode, principalement dans des gestes qui « désignent la place inéluctable de la considération due à tout homme, singulièrement au coupable ». Il note que ce sont les crimes qui sont jugés, mais que ce sont les individus qui sont châtiés. Nous avons vu comment il insiste sur la possibilité de délier l’agent de l’action, ce qui veut dire que si la justice doit en effet condamner l’action, le coupable doit néanmoins recevoir « la considération, ce contraire du mépris », « car les coupables restent des hommes comme leurs juges ».
Les retombées du pardon sur la justice consisteraient en des manifestations de compassion et de bienveillance dans la manière d’administrer la justice. Ricoeur soulève plusieurs enjeux de cette culture du non-mépris, des opérations de police, de la présomption d’innocence au déroulement du procès. Il relève notamment le déséquilibre qui s’établit pour certaines personnes qui n’ont pas facilement accès à la discussion, ceux qu’il nomme les exclus de la parole. Enfin, confie-t-il, si nous n’arrivons pas à étendre cette considération aux auteurs des crimes immenses, « cela reste la marque de notre incapacité à aimer absolument ».

L’articulation de la justice et de l’esprit de pardon se retrouve dans les trois pôles du judiciaire, au niveau de la loi, de la victime et du condamné. Dans son article « Le juste, la justice et son échec », Ricoeur fait part de son souci majeur de voir les limites de la violence exercée par la justice au nom de l’État. Il insiste sur l’importance « de dire une parole de justice au nom du peuple », mais il problématise l’idée de faire souffrir au nom de l’État, ce qu’il nomme aussi la pénibilité de la peine. Il place certes son analyse dans une rubrique intitulée « l’horizon utopique de la justice non violente », mais cette notion d’utopie ne doit pas nous méprendre. Ricoeur déclare évidemment qu’il ne voit pas « qu’une société politique bien ordonnée puisse subsister sans un système de codes articulés par des interdictions majeures, protégés par des sanctions connues et imposées par la force ». De la même façon qu’il critiquait l’abus d’autorité de l’État en rappelant la nécessité de ne pas effacer le pouvoir en commun, notion chère à Hannah Arendt, Ricoeur considère que le respect de la loi doit être pensé avec le « concept proprement politique d’ordre public », du devoir de protéger les citoyens.
Il dénonce en effet la mythologisation de la justice vengeresse et la terreur éthique de l’accusation, un processus d’accusation qui ne serait sans doute jamais totalement humanisé. L’esprit du pardon dans la justice consiste dès lors à éradiquer cette composante sacrée de la vengeance47. S’agissant du droit à la sécurité, Ricoeur invite à le penser non seulement comme victime potentielle, « mais aussi peut-être comme offenseur potentiel ».

Après avoir décrit le point de vue de la loi, Ricoeur se tourne vers la victime, sur son besoin d’intégrité et de reconnaissance rendus possible grâce au tribunal et au procès criminel. Alors que pour la loi, Ricoeur soulignait les risques d’une éthique de la vengeance, notamment par la surcharge de terreur attachée à la loi. Pour la victime au contraire, le plus à craindre n’est sans doute pas les excès de la plainte ou du désir de vengeance qui certes demeurent, mais bien le risque que certains citoyens n’aient pas les mêmes chances de comparaître que les autres, en particulier les citoyens les plus pauvres. Ricoeur alors de souligner ensuite « le souhait légitime de recevoir réparation pour l’intégrité physique et l’intégrité morale bafouées ».

Après avoir confié ses perplexités et ses attentes vis-à-vis de la loi et de la victime, il se penche vers le troisième pôle, qui est celui des condamnés. Le défi est de taille puisqu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’examiner le désir de satisfaction pour les condamnés. Ricoeur mentionne les projets de réhabilitation qui incluent « la perspective d’une réintégration dans la communauté des citoyens et d’une restitution de la plénitude des droits afférant à la citoyenneté ». Mais son désir ne s’arrête pas là. Il termine son étude en faisant part d’un « rêve », celui d’une ultime comparution entre l’offensé et l’offenseur. Ce rêve est évidemment lié à la justice que l’on nomme réparatrice, aussi appelée restauratrice, reconstructive. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur mentionne le cas atypique de la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, qui est selon lui un exemple de justice réparatrice, « une forme publique du travail de mémoire et de deuil au service de la paix publique ». La justice réparatrice met l’accent sur la victime et sur son besoin de reconnaissance du mal subi. Dans un processus de justice réparatrice, comme il est pratiqué par exemple dans certaines prisons, des victimes rencontrent effectivement des détenus, des offenseurs du même crime dont elles ont souffert, même si elles ne rencontrent pas leur offenseur direct. Par exemple, une victime d’inceste rencontre quelqu’un qui est emprisonné pour avoir commis un inceste. Cette rencontre ne se produit que sur base volontaire des deux protagonistes. Grâce à des médiateurs, la victime et le détenu ont la possibilité de faire mémoire et récit de ce qui s’est passé. La victime a alors la possibilité d’exprimer sa souffrance et bien souvent une transformation s’opère à la fois pour elle et pour le condamné. On assiste donc à ce que Ricoeur suggérait, à une façon pour le détenu de « s’employer à faire mémoire et récit du rapport violent qu’il eut avec sa victime », même si, rappelons-le, il ne rencontre pas sa victime directe. Il s’agit d’une approche de médiation, en d’autres termes d’une manière de repentance, ou comme il le nomme, d’un incognito du pardon. Ces différents exemples nous montrent en quoi l’analyse de Ricoeur sur le pardon permet véritablement d’envisager un esprit du pardon comme au-delà de l’action, sans pour autant nier la prise en compte de la faute. En conclusion, nous avons vu que Ricoeur ne veut pas mésestimer l’action mauvaise. La profondeur de la faute, impardonnable de droit, est maintenue face à la hauteur du pardon. Ricoeur parle d’un pardon comme déliement de l’action. Si la culpabilité n’est pas niée, l’auteur de la faute ne se voit pas pour autant réduit à l’action négative qu’il a commise. La parole du pardon, lorsqu’elle est prononcée, énonce que l’agent vaut mieux que ses actes. Il est rendu à sa capacité d’innover, comme l’a montré Hannah Arendt. En réponse à Jacques Derrida qui voit dans le repentant une personne meilleure que l’auteur du crime, Ricoeur insiste sur les différentes dimensions de l’homme capable et il considère que la puissance d’agir ne se limite pas à ses différentes effectuations, même s’il reconnaît la radicalité de la culpabilité. Le pardon fait donc appel aux ressources de régénération du soi et au fond de bonté présent en l’homme.

Cet au-delà de l’action est par ailleurs favorisé par l’économie du don de l’éthique ricoeurienne, même s’il demeure sous un mode optatif. Ricoeur se sert de la règle d’or et du commandement extrême d’aimer ses ennemis pour inscrire le pardon dans une éthique de la surabondance. La dissymétrie établie par la règle d’or entre l’agent et le patient se retrouve dans le contraste entre le pardon et la faute. Le commandement d’aimer ses ennemis, version extrême de la règle d’or, établit un point de rupture avec une vision utilitariste de l’agir, et il permet de prendre en compte l’inconditionnalité du pardon, soulignée par Jacques Derrida, mais il ne ruine pas pour autant l’espoir d’une relation réciproque. De la même façon, l’aveu qui conduit au pardon ne peut être conçu comme une transaction marchande, mais l’espoir qu’il soit prononcé et reçu demeure. Sur le plan judiciaire, l’au-delà de l’action ne doit pas conduire à l’impunité, mais
il doit favoriser la considération due au coupable et l’abandon de la vengeance. Il ne peut se traduire que par des gestes. Le cas de la justice réparatrice témoigne d’un échange possible entre victimes et détenus où la faute est maintenue, la nécessité de l’aveu reconnu, et l’apaisement conçu et espéré comme un autre incognito de l’esprit du pardon.

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